Poétique de l’archive

Texte produit pour le GIS « Archives et démocraties » en octobre-novembre 2020.

L’archive naturelle

L’été 2016, lors d’un voyage aux États-Unis, j’ai rencontré un professeur de sciences naturelles installé au Colorado, passionné par les fossiles d’arbres préhistoriques tels qu’on en trouve en fouillant le sol américain. En discutant avec le professeur Viney, je me suis hasardé à lui proposer d’appeler les arbres fossilisés des « archives de la Terre ». Cette idée a séduit le professeur, qui s’en est inspiré dans la rédaction d’un article scientifique[1].

Dans des sociétés océaniennes traditionnelles des îles du Pacifique, les éléments naturels tiennent lieu d’archives familiales et claniques, où sont inscrits des droits et une généalogie. En Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu la mémoire des ancêtres est inscrite dans les racines des plantes, dans les arbres et dans les roches[2]. Sur l’île de Maré, en Nouvelle-Calédonie, les mariages sont l’occasion de longues palabres prononcées par les anciens sur la généalogie des mariés, devant un parterre d’ignames, figure des ancêtres. Dans les forêts de l’île certains lieux sont tabous : telle grotte, tel pandanus, tel kaori sont les archives naturelles incarnant l’esprit d’un ancien qu’il ne faut pas déranger, selon les règles de la coutume.

Cette image des éléments de la nature comme archives a été utilisée par des poètes et écrivains. Parmi nos contemporains, le poète d’origine écossaise Kenneth White a intitulé l’un de ses recueils Les archives du littoral[3]. Chez White, le thème de l’archive renvoie aux éléments naturels : le vent, la pluie, la roche, les arbres, les minéraux… Toutes ces archives naturelles charrient le souvenir d’un immémorial passé de la Terre.

Topos de l’archive et de l’archiviste

Matière concrète occupant des centaines de kilomètres de rayonnages des dépôts d’archives en France, les archives n’en demeurent pas moins un « matériau du rêve[4] » propice à maintes constructions livresques et conceptuelles, une matière de l’érudition imaginaire[5]. En tant que topos de la création littéraire et cinématographique, elle est avant tout un lieu : la cave, le grenier, l’obscur sous-sol où l’on enferme les secrets. C’est un lieu où travaillent des individus que la société ignore bien souvent. Dans Being John Malkovich de Spike Jonze (1999), le héros du film répond à une petite annonce pour « archiviste de petite taille aux mains agiles ». Ce dernier officie non pas à la cave mais dans l’étonnant demi-étage d’une grande tour.

Comme l’a écrit Yann Potin, depuis Michelet, l’archiviste est le compagnon par excellence des défunts, celui qui ressuscite les morts[6]. L’archiviste intervient en effet auprès des descendants des défunts au lendemain du trépas ; écrivains, architectes, chercheurs dont les ayants droit souhaitent faire don des archives à une institution de conservation. Comme l’a écrit Olivier Corpet, un « épanouissement post-mortem des archives[7] » préside à cette démarche de conservation des traces des morts. Après les pompes funèbres et le notaire intervient l’archiviste. Délicate est sa situation de cet individu en charge de prélever les dernières traces de l’existence d’un homme ou d’une femme pour les mettre dans de petites boîtes qui seront ensuite rangées méthodiquement dans des rayonnages, à la suite de milliers d’autres boîtes, comme des petits cercueils ou des urnes cinéraires.

Le travail de l’archiviste consiste ensuite à redonner vie aux documents, dans la salle de tri tout d’abord, lieu de résurrection où les archives sont manipulées, reconditionnées, nettoyées, dépoussiérées… Dans ce lieu décrit par l’anthropologue Anne Both comme un lieu où les archivistes se sentent coupés du monde réel, ces derniers réalisent un « travail de fonds pour l’éternité[8] » consistant à décrire, dossier après dossier, les archives. L’anthropologue évoque ainsi dans son étude la « fracture épistémologique entre un rapport au temps synchronique –déterminé dans et sur une période donnée –, celui des historiens, et un rapport au temps diachronique, celui des gens des archives municipales déterminé par une continuité éternelle[9] ». L’archiviste se trouve dans une situation « hors temps » ; le temps éternel et sans bornes de la conservation des documents d’archives. Cette situation confère aux archivistes une mission de sauvegarde de la mémoire dans la longue durée.

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Que représente alors la poétique de l’archive dans son rapport avec le thème des archives et de la démocratie ? D’une part, avec l’entrée de l’homme dans l’anthropocène et les bouleversements écologiques présents et à venir, l’archive naturelle plus qu’une simple métaphore littéraire, devient un instrument de sensibilisation des nouvelles générations aux problématiques écologiques et leur inscription dans la longue durée. Bruno Latour, dans un entretien récent, insiste sur l’intérêt de cette compréhension des archives :

« …les archives sont l’instrument pour lutter contre ce que les Anglais appellent le « shifting baseline », c’est-à-dire le déplacement de la référence de base. Chaque génération a oublié, écologiquement parlant, ce qu’il y avait dans le monde d’avant. Si l’on prend trois générations de pêcheurs, chacun se souvient individuellement d’une certaine abondance de poissons dans son enfance alors qu’en réalité, cela n’a plus rien à voir. Ce shifting baseline dépend de l’archivage, pas simplement des documents, mais aussi des données. Il y a également les observatoires naturels qui permettent de se rendre compte de la catastrophe climatique et écologique. Il faudrait se reporter, aussi, aux « archivistes naturels » que sont les arbres et les rochers, par exemple. Pourrait-on désigner les glaciers de l’Antarctique comme des sources d’archives ? (…) Il faut archiver les glaciers qui disparaissent. Il est important de transmettre cette mémoire à nos arrière-petits-enfants. Il serait horrible d’imaginer un monde sans cette mémoire-là. Il faut démultiplier l’archivage de notre environnement, des données du monde qui nous entoure[10] ».

Évoquer la poétique de l’archive dans son rapport avec la démocratie c’est par ailleurs évoquer la place de ce matériau du rêve dans la vie quotidienne, diurne et nocturne, consciente et inconsciente, des hommes du vingt-et-unième siècle. C’est poser la question de ce que l’archive représente dans la conscience collective des démocraties dans la traversée de moments de crise, par exemple lors de la collecte de témoignages écrits ou oraux au lendemain de traumatismes collectifs, tels que les attentats terroristes ou les catastrophes naturelles et sanitaires comme la pandémie que nous traversons. C’est aussi se poser la question des décisions du politique relatives aux archives, du rapport entretenu avec elles dans des optiques commémoratives et de repentance vis-à-vis d’événements passés comme la Guerre d’Algérie[11].

Enfin, du point de vue de la profession d’archiviste, penser la poétique de l’archive dans son rapport avec les démocraties contemporaines, c’est se questionner sur le nouveau rapport entretenu par les archivistes avec le temps. L’archivage électronique force en effet les archivistes à intervenir en amont de la production des données et à ne plus s’occuper de la conservation des supports de l’information. Cette nouvelle conception de l’archivage opère un changement radical dans le rapport des archivistes à la temporalité. Le caractère fugace des normes et standards informatiques les obligent à ne plus se considérer comme des travailleurs inactuels, mais comme des spécialistes de l’application de normes en perpétuelle évolution. Agissant dans un présent absolu, ils ne peuvent se projeter dans le futur et sont dans l’incapacité d’observer les effets d’un passé encore trop récent[12]. Dans le règne de la donnée, l’archiviste se trouve ainsi plongé dans un état de veille permanent sur les technologies et les normes, un état de synchronie qui s’oppose en quelque sorte à la situation diachronique décrite par Anne Both.


[1] Mike Viney, Kate Nef, « Patagonia’s Jurassic-Aged Conifer Cones: Keys to a Botanic and Geologic Past », Rocks and Mineral, Volume 92, 2017. En ligne : https://www.tandfonline.com/doi/figure/10.1080/00357529.2017.1252639?scroll=top&needAccess=true

[2] Par exemple sur l’île de Tanna, au Vanuatu, « l’ancêtre fondateur peut-être un homme ou une femme venu d’ailleurs, mais aussi une plante, un arbre, un tubercule vivrier, une pierre, un esprit. En apparaissant dans un lieu, l’ancêtre a fixé une « stamba » pour tous ses descendants, c’est-à-dire l’endroit réel ou ses droits sont les plus forts ». Joël Bonnemaison, Gens de pirogue et gens de la terre. Les fondements géographiques d’une identité. L’archipel du Vanuatu. ORSTOM éditions, 1996, p.171.

[3] Kenneth White, Les archives du littoral, Mercure de France, 2011.

[4] Maurice Olender, Matériau du rêve, collection « Le Lieu de l’archive », IMEC, 2010.

[5] Nathalie Piégay-Gros, L’érudition imaginaire, Droz, 2009.

[6] A ce sujet, l’émission « Jules Michelet, ‘tirer le sang des peuples’ des archives » avec Yann Potin, France culture : https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec-jules-michelet/jules-michelet-tirer-le-sang-des-peuples-des-archives

[7] Olivier Corpet, Pourquoi et comment, collection « Le Lieu de l’archive », IMEC, 2014, p. 30.

[8] Titre du rapport d’Anne Both, « Un travail de fonds pour l’éternité. Anthropologie comparée des pratiques archivistiques. Enquête sur le terrain des archives municipales, départementales et diplomatiques », Rapport de recherche pour le Département du pilotage de la recherche et des politiques scientifiques, Direction générale des patrimoines Ministère de la Culture et de la Communication, décembre 2010. Voir aussi le livre d’Anne Both, Le Sens du temps, Anacharis, 2017.

[9] Ibid, p. 81.

[10] Rencontre avec Bruno Latour, Archivistes ! bulletin de l’Association des archivistes français, octobre-décembre 2020, n°135, p. 29.

[11] Voir Sylvie Thénault, « Dérogation et déclassification des archives contemporaines. Le cas d’Audin et des disparus de la Guerre d’indépendance algérienne », Annales, n°74, n°3/4 juillet-décembre 2019.

[12] Il est en effet impossible de savoir en quoi consistera l’archivage dans 10, 20 ou 30 ans. Un exemple concret des problématiques induites par la numérique est la remise en cause récente de la norme PDF/A, longtemps considérée comme pérenne et stable pour l’archivage des fichiers bureautiques, et qui ne l’est plus… A ce sujet, voir Anne Bruneton, « La conversion en « PDF/A » prise en défaut », La Gazette des archives, n°223, Année 2011-3.


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